Henri Geist, le fouilleur du passé, s’en est allé
Extrait de Nice-Matin, 15 juin 2022 :
Hommage à mon père
(Jeudi 16 juin 2022 – 16 h)
Nous étions ici, les mêmes, il y aura 7 ans en septembre pour dire au revoir à ma mère. C’est aujourd’hui pour mon père que nous nous retrouvons.
Je crois qu’aujourd’hui, nous pouvons dire sans exagération, que la ville de Nice et les Alpes-Maritimes viennent de perdre l’un de leurs plus ardents amoureux et défenseurs.
Son père (mon grand-père) était pourtant né en Alsace mais venu sur la Côte d’Azur pour ses vieux jours.
C’est grâce à ma mère, native de Nice depuis des générations, dont il tombe follement amoureux en 1955 que mon père découvre (d’abord à vélo) l’arrière-pays, puis les montagnes qui seront sa deuxième passion.
J’en sais quelque chose pour avoir arpenté presque tous les chemins de randonnée des Alpes-Maritimes et des Alpes, le sac à dos avec la tente de camping. Sans doute la raison pour laquelle j’ai ensuite toujours détesté le camping, mais aimé la nature et ses merveilles.
Mais je pense (et ceux qui l’ont connu personnellement ne me contrediront pas), que son moteur de vie, son énergie vitale, provenaient de sa passion et de sa curiosité pour toute chose qu’il entreprenait.
Du dessin à l’âge de 15 ans, à l’invention d’un bathyscaphe qu’il testait dans la baie des Anges dans les années 50, en passant par la fabrication de modèles réduits de bateaux, la peinture à la gouache à partir de ses centaines de diapositives prises lors des randonnées et des promenades, l’observation de l’infini vertigineux des étoiles et des prodiges de la science, l’écriture de courts essais et enfin, il y a environ 40 ans, la découverte de l’archéologie.
Durant ces décennies, il a à nouveau arpenté les chemins et les routes de notre région Sud se laissant guider par sa curiosité et sa soif de comprendre. Je ne pourrais pas établir la liste considérable de toutes ses découvertes et ses mises au jour de bâtis oubliés par le temps et les hommes, comme un pont syphon, la carrière de meules de Cap d’Ail, les castellaras dans l’arrière-pays, les enclos pastoraux de nos montagnes, les citernes et les puits du Mont Vinaigrier, depuis classés par le Département, la restitution des restes du château de Nice ou des batteries militaires du Mont Alban du 17e siècle ou encore, une histoire de la vieille ville niçoise rue par rue. Ajoutez à cela les dizaines de randonnées guidées qui permirent à tant de personnes de considérer nos paysages autrement, dans la perspective des siècles, etc., etc.
Avec toujours, à ses côtés, ma mère, la petite fourmi laborieuse qui fermait la marche, tenait de près ses adhésions et entretenait ce lien humain si précieux entre les adhérents.
Le Cercle d’histoire et d’archéologie des Alpes-Maritimes qu’il a fondé avec quelques d’entre vous, ainsi que la revue ARCHEAM, ont porté tout au long de ces années, ces apports importants à l’histoire de notre région. Je remercie également chaleureusement ses représentants présents aujourd’hui et qui l’ont si fréquemment et amicalement accompagné durant ses derniers jours.
Ces travaux lui ont valu d’être décoré « chevalier des Arts et lettres » ; ce qui lui fut une fierté immense, que je n’imaginais pas moi-même ayant toujours été élevé dans le culte du rejet de la reconnaissance sociale.
C’est pourquoi je remercie chaleureusement ses « collègues archéologues », comme il les nommait, d’être présents aujourd’hui. Cela l’aurait tant touché. Nous savons, nous, la relativité des fonctions, des titres et des diplômes, mais pour ces générations faites d’humilité et pour lui, autodidacte exigeant, il était si fier d’être reconnu dans les rangs des « professionnels ».
C’est qu’en fait, il venait de prendre sa revanche d’avec la vie et son enfance qui n’avait pas été heureuse. Du rien qu’il pensait être, il avait été reconnu. De l’enfant que la guerre avait contraint de travailler dès l’âge de 15 ans, sans étude supérieure, avec un père porté aux nues alors qu’il l’avait peu connu car mort très tôt, d’une mère maladivement possessive, il avait réussi à renaître et construire.
Mais chacun sait que la passion est dévorante et, comme pour tous les passionnés excessifs, elle a dévoré son entourage. Grâce à l’ombre si douce et si active de son épouse aimante, tout cela a été rendu possible.
Admirative inconditionnelle, elle tentait de calmer les enthousiasmes débordants de son mari. Tout le monde s’en souvient ici, comme M. DELESTRE, responsable de l’archéologie pour la DRAC de la région Sud, me le rappelait en riant il y a trois jours, nous l’entendons tous encore dire « mais tais-toi » ou « laisse parler les autres » ou encore « fais attention à tes chevilles qui vont gonfler ».
On s’intéresse moins aux autres quand on est aspiré par sa passion devenue « pathologique » disait Nice-Matin hier.
Même s’il était totalement athée, dans les derniers jours, il me disait être heureux de retrouver (même symboliquement) Monique. Ils sont ensemble maintenant dans la mort et pour nous, encore vivants, ils sont réunis dans ces souvenirs qui portent, qui soutiennent, qui émeuvent, qui jalonnent nos propres existences.
Ils emportent avec eux toute une époque dans laquelle ils avaient construit leur univers protégé et idéalisé, parfois à l’ouverture d’esprit limitée, mais riche de tant de valeurs aujourd’hui émiettées : l’autorité en laquelle on croyait, l’honnêteté rigoureuse comme chemin de vie, la soif d’équité et de justice, le devoir à accomplir, la volonté de transmettre et les joies simples du spectacle de la neige, des cimes alpines, des marmottes ou des bouquetins en montagne. Toutes choses qu’ils m’ont transmises.
Merci à tous d’être présent aujourd’hui. Merci pour votre amitié.
Texte de Gérard GEIST