In memoriam

Hommage à Paul-Louis Malausséna (1938-2024)

Olivier Vernier
Michel Bottin
Marc Ortolani

Le Professeur Malausséna est décédé le 20 avril 2024. Avec ce départ soudain, l’histoire du droit perd un chercheur enraciné dans l’histoire du Comté de Nice et l’Acadèmia et Nice-Historique un administrateur, collaborateur et auteur hors pair et l’ASPEAM un président d’honneur et membre fondateur.

Les racines familiales de Paul Malausséna sont issues des terroirs « authentiques » du Comté : racines utelloises du côté paternel, racines turbiasques du côté maternel (où l’on se plaisait à transmettre le récit du « sauvetage » et de la préservation de la statue de Notre-Dame-de-Laghet par un lointain ancêtre lors de l’entrée des Français dans le Comté en 1792).

Ses parents sont éclairés par l’histoire et l’art : sa mère Adèle a tenu une galerie d’art à La Turbie et son père Séraphin, ancien combattant de la Guerre de 14 (où il eut comme camarade l’écrivain Alain Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes), se dévoue, parallèlement à ses fonctions dans la police nationale, envers la Mutualité policière à Nice et à l’action sociale ; il est passionné d’histoire de Nice et du Comté, passion qu’il transmettra à Paul.

Lors de ses études secondaires niçoises, l’histoire et les langues anciennes le passionnent au point de vouloir parfaire son latin auprès d’un vénérable (mais sévère) chanoine- ce qui lui servira lors de ses recherches ultérieures de thèse- ; de très vieux amis de sa famille, certains installés à La Turbie (maître Magagli) et à Nice (Charles Fenoglio de Briga), férus d’histoire locale lui conseillent de présenter alors le concours de l’École des Chartes, ce qu’il décline car cela l’aurait contraint à quitter Nice et le Comté. Il décide alors de s’inscrire à l’Institut d’Études Juridiques de Nice fondé en 1937 par le doyen Louis Trotabas. Les cours sont dispensés à Nice et certains examens sont alors organisés à Aix-en-Provence.

Il décide parallèlement d’exercer des fonctions de surveillant dans des collèges, (notamment à Cagnes-sur-Mer) où il rencontrera celle qui deviendra son épouse, Danièle et vers laquelle se tournent nos affectueuses pensées. Il est également proche d’un notable niçois Philippe Tiranty (1883-1973), inventeur de génie qui conçoit, à l’échelle européenne, les premières machines mécaniques à affranchir le courrier et les fera breveter ; plus tard, il importera en Europe de l’Ouest les premiers appareils photographiques et des instruments d’optique d’Allemagne de l’Est (de la firme Leica). Auprès de lui, Paul sera aussi, plus particulièrement chargé de collaborer à la maison d’éditions que Philippe Tiranty a fondée pour diffuser notamment le Théâtre Niçois de Francis Gag illustré par Emmanuel Bellini et les recherches linguistiques d’André Compan (1921-2010).

À l’Institut d’Études Juridiques, son cursus est brillant, ponctué par de nombreux prix de licence le conduit à obtenir deux DESS (Diplôme d’Études Supérieurs Spécialisées) avec mentions, l’un de droit privé, l’autre d’histoire du droit avec un mémoire portant sur « Pierre Méllarède, intendant du Comté de Nice ». Il en tirera un article pour Nice Historique en 1967. L’enseignement l’attire dans le domaine du droit privé en « raison de la subtilité de la technique et du raisonnement juridique du droit des biens » et il souhaite s’inscrire en thèse sous la direction du Professeur Henri Lebreton (1909-1962) qui vient de quitter l’Université d’Alger pour rejoindre Nice. Le destin en décide autrement puisque le privatiste, spécialiste de droit des affaires décède d’un tragique accident de montagne dans le Mercantour. Paul gardera toujours son souvenir avec émotion et sera reconnaissant de la « rigueur que ce maître sévère mais juste lui avait insufflée ».

Paul Malausséna décide alors d’embrasser l’histoire du droit (qu’il servira avec bonheur et passion toute sa carrière) et sollicite le maître qui avait dirigé son mémoire : le Professeur Roger Aubenas (1903-1989), le précurseur de l’histoire du droit privé provençal qui avait contribué dès sa jeunesse à la préservation des archives notariales dans l’ensemble de la France par une intervention normative. Cette rencontre inaugure une fidélité faite de respect sans discontinuer qui sera entretenue jusqu’à la disparition de Roger Aubenas. Paradoxe (en apparence), le Cannois propose au Niçois dont il connaît les profondes racines dans le Comté, de travailler sur les remarquables archives notariales médiévales inexploitées témoignant des échanges économiques depuis Nice vers la capitale de la Provence orientale et réciproquement. L’auteur maîtrise certes les techniques juridiques dans ce pays de droit écrit sous influence du droit romain, mais est aussi sensible « à l’environnement humain » qui enrichit sa recherche. Ses apports ne sont pas des moindres à l’histoire du droit privé et il forge, par exemple, de manière précurseure le concept de « bourgeoisie de robe », donnant corps à la citation de Paul Valéry, qu’il se plaisait à répéter : « Les institutions ne valent que ce qu’en font les hommes ». Sa thèse de doctorat soutenue en 1967 et intitulée La vie en Provence orientale aux XIVe et XVe siècles : un exemple, Grasse à travers les actes notariés, 412 pages, est primée par la médaille d’honneur de la Faculté (qui orna toujours son bureau de travail) et par le prix de l’Association des Historiens des Facultés de Droit ; elle paraît en 1969 dans la prestigieuse Bibliothèque de droit privé à la LGDJ. Le travail retient aussi l’attention des collègues médiévistes dans l’ensemble des communautés universitaires étrangère et française dont l’aixois Noël Coulet (1932-2023) qui nous le rappelait souvent avec plaisir, au sein du comité de rédaction de Provence historique.

C’est dans notre université de Nice (devenue Nice-Sophia-Antipolis et aujourd’hui Université Côte d’Azur) que le futur rédacteur en chef de Nice Historique fera l’ensemble de sa carrière depuis l’assistanat jusqu’au professorat, hormis un bref « exil » grenoblois, mais où il retrouva avec plaisir partagé un de ses plus anciens amis et « camarades » de concours, le Professeur Philippe Didier. Il tint à dispenser jusqu’à sa cessation d’activités, le « grand » cours obligatoire d’Histoire du droit, des institutions et des faits économiques et sociaux de première année de DEUG, puis de licence, « très formateur à ses yeux » car il permettait aux jeunes esprits de découvrir les racines historiques du droit et des institutions actuelles et peut-être, de démontrer leurs appétences pour l’histoire du droit. Des générations d’étudiants qu’il accueille dès leur tout premier cours, le premier lundi matin de leurs études universitaires, rencontrent d’abord une voix, à la fois forte et chaleureuse, mais aussi une parole captivante et une méthode rigoureuse : l’aisance du propos n’est que la façade d’un raisonnement construit et charpenté. À peine sortis du lycée, ils découvrent avec lui ce que signifie l’enseignement supérieur.

L’histoire des idées politiques de l’Antiquité jusqu’aux Lumières (en licence) en symbiose avec le Professeur René Jean-Dupuy (1918-1997) membre de l’Institut (qu’il estimait grandement) fera découvrir à des générations de publicistes niçois les grands penseurs occidentaux À ceux qui ont suivi et ensuite partagé avec lui ce cours qu’il affectionnait, il laisse le souvenir d’un maître scrupuleux, toujours soucieux d’améliorer son enseignement, par ses lectures, ses discussions, doutant toujours et avançant sans cesse vers la finesse de l’analyse et l’élégance du propos. Son cours d’histoire du travail alliait, quant à lui, subtilement histoire des techniques et histoire économique et sociale. Ses séminaires de DEA (Diplôme d’Études Approfondies) et de doctorat pouvaient être « classiquement » consacrés à l’histoire des contrats, au droit privé médiéval, à l’histoire de l’État, mais aussi de manière plus novatrice, à celles des collectivités territoriales ou encore des institutions du Comté de Nice. Il enseigna ces dernières en séminaires de troisième cycle à la Faculté des Lettres en collaboration par le Professeur Monique Zerner. A la faculté de droit, il travaille avec Maryse Carlin (1938-2004), Jacques Numa Lambert (1910-1999), Jacques Vidal (1925-2022), Guy Antonetti, Jean-Yves Coppolani (1946-2023), Michel Bottin, Frédéric Muyard…

Au regard de la direction de la recherche, il souhaitait accompagner des « travaux académiques choisis » tant au niveau des diplômes de troisième cycle : (Diplômes d’Études Supérieures spécialisés, Diplômes d’Études Approfondies en Histoire du Droit et en Sciences Politiques), que des thèses d’histoire du droit. Un nombre certes restreint d’élèves, mais certains deviendront ses disciples puis ses collègues car il dirigeait et suivait avec attention, patience et subtilité les sujets de mémoires qu’il avait proposés ou acceptés avec bienveillance. D’ailleurs, il fut le premier enseignant à prendre l’initiative de les déposer à la Bibliothèque de la Faculté afin qu’ils soient catalogués. Que ce soit : « Les fondations pieuses dans le Comté de Nice » (Olivier Vernier, 1979) ; « Les corporations à Nice aux XVIIe et XVIIIe siècles (Jacques Fighiera) ; « Rôle de la Société Populaire de Nice dans la mise en place des institutions françaises : octobre 1792-mai 1793 », (Claude-Aline Encenas, 1983) ; « Approche juridique de certaines formes d’utilisation du sol dans une communauté rurale à la fin de l’Ancien Régime (Tende 1753-1792) » (Marc Ortolani, 1986) ; « L’enseignement en principauté de Monaco aux XVIIe et XIXe siècles », (Alexandre Graboy-Grobesco,1988); « La sécularisation de l’État » (Bruno Assemat, 1998).

Il siégea dans les thèses niçoises d’histoire du droit qu’il dirigea ou codirigea (avec maîtrise, sens de l’intuition et du dialogue) :

Gérard Burg, « L’hôpital Saint-Roch et l’hospice de la Charité de 1814 à 1914 », 1968 ; Olivier Vernier, « L’assistance privée dans les Alpes-Maritimes au XIXe siècle 1814-1914 », 1987 ; Marc Ortolani, « Aspects juridiques de la vie communautaire dans le Comté de Nice au XVIIIe siècle, un exemple : Tende 1699-1792 », 1991. Paul apporta aussi son expertise à des thèses extérieures intéressant au premier chef Nice et le Comté, comme, par exemple, celle de Pierre-Olivier Chaumet : « L’administration française d’un pays conquis sur la Maison de Savoie : le comté de Nice sous l’autorité de Louis XIV (1691-1696) (1705-1713) », Paris II, 2002, mais il apporta aussi sa science à des travaux académiques turinois.

Les auteurs de ces pages peuvent témoigner avec émotion de l’extraordinaire directeur de recherche que fut Paul Malausséna. Dès le choix du sujet, parce qu’il connaissait les archives, leur richesse et leurs pièges, il savait orienter son élève vers les thèmes où il allait trouver matière à déployer sa recherche. Puis il l’accompagnait, avec régularité et compétence, mais aussi avec cet indispensable équilibre fait de prudence et de bienveillance : diriger sans heurter, corriger pour améliorer, stimuler pour avancer, encourager sans s’emballer, tout un art subtil qu’il n’avait pas appris mais qui était la traduction innée de son intelligence et de son humanité. Mais une fois le travail parvenu à son terme, une fois celui-ci validé et reconnu, il savait encore accompagner ses élèves bien au-delà de ses obligations statutaires de directeur de recherches. Ceux qui l’ont côtoyé en tant qu’enseignant puis comme collègue, savent ce que leur carrière lui doit.

C’est ainsi que Paul Malausséna concevait l’Université, comme une maison commune où l’on grandit et où l’on aide ensuite à grandir. Il aurait pu faire sienne la formule attribuée à ce chant spartiate : « Nous sommes ce qu’ils furent ; vous serez ce que nous sommes ». Mais ce sens aigu de la continuité et de la transmission, il ne le concevait pas de manière statique et fermée ; libre en tant qu’homme et libre en tant que chercheur, il concevait la transmission sans contraintes, de manière ouverte et épanouie : c’est ainsi qu’il a dirigé des recherches universitaires ; c’est ainsi qu’il a collaboré à des ouvrages collectifs, c’est ainsi qu’il a continué à diriger les travaux qu’il a coordonnés dans la revue où sont écrites ces lignes et qui lui doit tant.

Il n’avait pas oublié sa thèse consacrée « à l’autre rive » : la Provence orientale ; aussi accepta-t-il de présider notre association de Sauvegarde du Patrimoine Écrit des Alpes-Maritimes, approuvant et encourageant les expositions thématiques et les journées d’études. Il cédera en 2004 la présidence au docteur Colette Bourrier-Reynaud, tout en demeurant administrateur jusqu’à nos jours.

A l’âge de 60 ans à peine, il quitte discrètement l’Alma Mater pour se consacrer désormais à Nice Historique, mais aussi à la Bibliothèque du Chevalier Victor de Cessole en qualité de conservateur bénévole après le départ en retraite de Charles-Alexandre Fighiera (1908-1996). Dans l’intérêt des chercheurs, il sollicite alors pour le reclassement et le conditionnement des fonds d’archives et documentaires l’aide scientifique des Archives de la ville de Nice avec les compétences de Mireille Massot et Sylvie de Galléani.

La revue fondée en 1908 par Henri Sappia (dont il soulignait et appréciait–paradoxalement- le caractère de « rebelle à l’ordre établi », le goût pour l’aventure et son profond attachement à la culture, à la langue et au passé du pays niçois) étant l’organe de l’Acadèmia Nissarda, Paul Malausséna se devait de se dédier à la société savante qu’avait jadis intégrée son père et nombre d’amis de ce dernier. Il y est admis dès novembre 1961, parrainé par l’industriel Philippe Tiranty et l’érudit Charles Fenoglio de Briga, sous la présidence de l’historien Joseph Giordan. À 22 ans, c’est alors un des plus jeunes soci. Il sera chargé de l’organisation et du compte-rendu des conférences prononcées à l’Hôtel Scribe. Une étape importante pour lui, comme il le remémorait souvent, avec nostalgie. En raison de ses qualités scientifiques, il entre, sous la présidence de Léon Barety au conseil de direction en mars 1964. Il est élu vice-président donc membre du bureau rééligible, en juillet 1986 alors que Jean-Paul Barety (1928-2018), futur maire de Nice (1993-1995), préside la Compagnie. Cette fonction l’occupe jusqu’en 2021. Pendant ses mandats, il tient à féminiser la société savante, en particulier le conseil de direction et à l’enrichir de nouveaux membres correspondants en particulier au Piémont.

Son entrée au Comité de rédaction qu’il intègre en mars 1964 lui permet d’ouvrir la revue à de nouveaux (et jeunes) chercheurs, collègues et disciples, venus de l’Université en droit et en science politique, mais aussi, en lettres et à des membres des sociétés savantes. Lui même apporte une cinquantaine de contributions. Il devient en 1987 rédacteur en chef conjointement avec Ernest Hildesheimer (1912-2002), directeur des archives départementales jusqu’en 1978 auquel un profond attachement intellectuel et humain le liait. En 2002 au décès de ce dernier, il occupe seul ce poste et en 2009 jusqu’en 2019, il devient directeur de la rédaction et se satisfait de l’élection de Jean-Paul David à la présidence de l’Acadèmia en avril 2019, en « raison -disait-il- de notre attachement commun à la montagne niçoise ». Jusqu’à ses dernières semaines d’existence, il tenait un petit cénacle dans son bureau de la rue de l’Escarène avec ses « amis historiques », rejoints par Nadine Bovis (dont il appréciait le travail à la Bibliothèque de Cessole et son éphéméride annuel dans Nice Historique) par l’archiviste Simonetta Tombaccini (qu’il encouragea dans ses beaux ouvrages d’histoire sociale et culturelle et dont il eut souvent la primeur de la lecture), parfois aussi par Mgr Jean-Louis Gazzaniga. Il était heureux que « les nouvelles de la ville viennent jusqu’à lui », car il avait pris beaucoup de recul…

Il faut souligner que c’est sur les suggestions de Paul Malausséna que la revue connaît un tournant éditorial majeur, précurseur dans les publications d’histoire régionale en France : la décision de proposer avec l’aide de Georges Véran rejoint par Lucien Mari et Denis Andreis des numéros thématiques à compter de 1989 (en commençant par un numéro sur l’urbanisme niçois) jusqu’en 2018 avec la publication sur l’historique quartier de Saint-Barthélémy, le dernier numéro qu’il supervisera. La volonté d’offrir aux soci et aux abonnés, des approches thématiques se poursuit jusqu’à nos jours avec Michel Bottin et Jean-Paul Potron.

On peut signaler in fine ses engagements spirituels et sociaux (qui n’étaient pas « ostentatoires ») que ce soit, par son élection au poste de prieur de l’Archiconfrérie de la Miséricorde (Les Pénitents Noirs de Nice) et par sa nomination par le préfet à un siège d’administrateur du Centre communal d’action sociale puisque depuis 1860, les statuts de l’ancien bureau de bienfaisance de Nice prévoyaient la nomination de membres de l’Archiconfrérie de la Miséricorde comme administrateurs « pour perpétuer l’action caritative des siècles passés ».

Ainsi Paul Malausséna avait assurément et humainement servi le monde de la recherche en même temps que sa « petite patrie ».

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